“L’enlèvement des sothieutes” au Sénégal, une MGF type IV

 

FATOU KEBESociologue, senegal

Nous avons eu l’occasion de nous entretenir avec Fatou Kebe, membre de la Communauté de Pratiques depuis 2017, lors de sa venue à Bruxelles pour un colloque international d’expert.e.s portant sur la prise en charge et la prévention des MGF/E, organisé par trois universités francophones.

Septembre 2019

La découverte des dessous d’une “pratique culturelle”

C’est lors de la venue de sa cousine au Sénégal en 2016 que Fatou découvre les dessous d’une pratique culturelle. Au Sénégal, il est de tradition que les membres de la diaspora reviennent au Sénégal afin de « consommer leur mariage », c’est-à-dire avoir un premier rapport sexuel. C’est une manière de « laver leur peau devant les autres membres de la famille » en prouvant la virginité de la femme.

Sa cousine paternelle, Animata (nom d’emprunt), arrive au Sénégal mais le premier rapport sexuel avec son mari n’est pas possible à cause des difficultés de pénétration. Selon ses tantes, Animata aurait des « sothieutes » (le nom utilisé au Sénégal pour désigner les verrues) qu’il serait nécessaire de couper afin de « faciliter la pénétration ». Fatou trouve cela étonnant – d’autant plus que sa cousine ne peut pas avoir une infection sexuellement transmissible puisqu’elle n’a jamais eu de rapports sexuels avant son mariage – et propose donc d’examiner sa cousine afin de déceler la présence d’éventuelles verrues, mais n’en trouve aucun signe.

« Elle était comme moi ».  Avançant que les « sothieutes » n’existent pas, Fatou s’oppose à ce qu’on coupe l’organe génital d’Animata et, avec l’accord de sa cousine et de son mari, appelle un gynécologue afin de prendre rendez-vous pour sa cousine. Ses parents et ses tantes s’y opposent fortement et un ultimatum est posé à Fatou : soit elle respecte la décision de la famille, soit elle quitte la maison.

Le lendemain, sa cousine est coupée. Ce fut très douloureux, on pouvait entendre ses cris à 300 mètres. Animata est ensuite obligée de « consommer son mariage » car les autres femmes affirment que « lorsqu’on te coupe, tu dois automatiquement avoir des rapports avec ton mari parce qu’on dit que si tu ne le fais pas, les sothieuntes vont revenir ». Deux jours après, Fatou examine de nouveau sa cousine et constate une incision de la muqueuse vaginale.

« Cette situation m’a ouvert les yeux sur la pratique et a complètement changé l’idée que j’en avais. Bien sûr, je connaissais déjà la pratique – ma mère, mes tantes et plusieurs de mes amies l’ont vécu – mais avant je pensais d’une part qu’il y avait effectivement des « sothieutes » et d’autre part je partageais l’idée de ma communauté selon laquelle il s’agissait d’une pratique honorable pour la femme, qui prouverait sa virginité. C’est la situation de ma cousine qui m’a fait réaliser que l’on n’enlève pas des verrues – car il n’y en a pas – mais que l’on fait une incision à l’ouverture du vagin. J’ai compris qu’il s’agit en fait d’une intervention sans justification médicale, une sorte de mutilation. Et au Sénégal on dit souvent que l’ethnie Wolof ne pratique pas l’excision. Mais ça c’est une excision, c’est une forme de mutilation ! Ce n’est pas un type I ou II, parce qu’on ne coupe pas le gland du clitoris ou les lèvres, mais c’est bien une forme de mutilation génitale. ».

La pratique se réalise surtout en décembre-janvier, car il s’agit de la période durant laquelle les membres de la diaspora reviennent au Sénégal, et les nouveaux mariés consomment leur mariage ; mais aussi durant la fête de la Tabaski (en août) parce qu’il y a beaucoup de mariage durant cette période.

Mieux comprendre les raisons de cette pratique​

Afin de comprendre cette pratique, Fatou décide de réaliser une recherche sociologique. N’ayant pas trouvé de financements, elle la finance principalement par ses propres moyens, mais reçoit également un soutien logistique par une ONG locale, lui permettant d’être assistée par des étudiant.e.s pour la collecte de données.

Au final, 25 entretiens ont été réalisés entre octobre et décembre 2018 avec des « pratiqueuses » (dans le langage courant, les « pratiqueuses » sont appelées « coupeuses de sothieutes »), des femmes ayant subi « l’enlèvement des sothieutes » et des prestataires de santé (gynécologues et sages-femmes), dont quinze entretiens directs dirigés et dix entretiens informels.

Fatou a dû revoir sa méthodologie d’enquête au début de la recherche face au refus de certaines « pratiqueuses » de participer à des entretiens. Pour remédier à ce problème, elle a utilisé la méthode de « cliente mystère » : elle a caché sa véritable identité de chercheuse et a approché les « pratiqueuses » en se présentant comme une habitante du quartier.

Une vidéo contenant des témoignages de sages-femmes, de deux femmes ayant subi la pratique et d’une praticienne a également été réalisée en collaboration avec le GAMS Belgique et la Communauté de pratiques sur les MGF.

Quelles sont les perceptions des professionnel.le.s de la santé, des femmes ayant subi la pratique, et des « pratiqueuses » ?

Les « pratiqueuses » : Les entretiens menés avec les praticiennes révèlent qu’elles justifient leurs pratiques par de nombreux moyens. Selon elles, les « sothieuntes » existent. Il s’agit de verrues qu’il est nécessaire de couper car sinon la personne concernée aurait tout le temps des rapports sexuels douloureux, et elle courrait le risque de ne pas avoir d’enfants.

Les femmes ayant subi la pratique : Des femmes de plus de 30 ans ont été interrogées, ainsi que des jeunes de 18 à 24 ans. Les résultats des entretiens révèlent deux groupes distincts :

Certaines affirment que s’il fallait le refaire, elle le referait, notamment pour une question d’honneur liée à la virginité. Au Sénégal, il existe beaucoup de pratiques pour justifier la virginité, et « l’enlèvement des sothieuntes » en fait partie:
« Quand on coupe une fille il n’y a plus de doute, on sait que la fille est vierge. Par contre, si on ne coupe rien, et qu’elle va à l’hôtel avec son mari (pour consommer son mariage ailleurs que dans la maison familiale), il y aura des doutes sur sa virginité. Pour éviter que les gens doutent de leur virginité, les filles préfèrent donc être coupées ».

Notons qu’elles n’évoquent donc pas la présence de verrues ou autres problèmes génitaux qui justifieraient une intervention médicale.

Le deuxième groupe se prononce contre la pratique, notamment à cause de ses conséquences. Certaines ressentent des douleurs durant les rapports sexuels, d’autres souffrent de manque de désir, ne ressentent pas de plaisir et ne s’épanouissent pas sur le plan sexuel. Elles ont refusé qu’on soumette leurs filles à la pratique.

Les prestataires de santé :
Un seul gynécologue affirme que les « sothieuntes » sont des condylomes, c’est-à-dire des verrues génitales. Fatou explique la perception de ce gynécologue par le fait que dans la communauté Wolof, toutes les verrues confondues sont appelées « sothieuntes ». Ce que les « pratiqueuses » enlèveraient correspondraient donc à des verrues génitales. Sauf que la plupart des femmes subissant la pratique n’ont jamais eu de rapports sexuels, il est donc peu probable qu’elles soient atteintes d’une infection sexuellement transmissible et porteuses de condylomes.

La majorité des prestataires de santé affirment que les « sothieuntes » n’existent pas. Ils sont d’accord sur le fait que la pratique « d’enlèvement des sothieuntes » est en réalité une incision de la muqueuse vaginale faite aux femmes pour faciliter la pénétration. Il n’y a aucun lien avec la présence de verrues génitales.
Aussi, pour ces prestataires, ce qui empêcherait la pénétration serait probablement dû à un vaginisme, c’est-à-dire une contraction musculaire, elle-même due au stress ressenti par les femmes lors de ce premier rapport sexuel.

Une recherche à approfondir

A cause du manque de moyens, la recherche n’a été réalisée qu’au sein de deux régions du Sénégal : la région de Dakar, et celle de Louga.

Néanmoins, la pratique serait également répandue dans d’autres régions, et au sein d’autres ethnies. Par exemple, Fatou a connaissance de la pratique dans sa région d’origine, la région de Saint-Louis, et selon une « pratiqueuse » interrogée, la pratique serait également répandue au sein de la région de Diourbel. Il s’agit de régions assez proches géographiquement, situées à l’ouest du Sénégal (cf annexe 1). Toutes ces régions sont principalement composées de communautés wolofs (cf annexe 2).

Cette recherche mériterait d’être approfondie avec une zone géographique plus élargie, et un échantillon plus représentatif de la population concernée.

« Il y a beaucoup de choses que l’on doit encore exploiter, partager et en faire une sensibilisation, car les gens qui le font pensent que c’est une pratique culturelle et que tout le monde doit le faire alors qu’en réalité ce n’est pas bon. Il y a des conséquences, mais les femmes ne savent pas toujours que c’est lié à la pratique. Elles se disent juste que puisqu’on l’a coupée tout le monde est content et tu es honorée devant la famille ».
Fatou souhaiterait qu’une pratiqueuse lui montre ce qu’elle coupe afin de mieux comprendre la pratique. Un court métrage en cours de réalisation devrait lui permettre de mettre en avant le cas de sa cousine Animata.

Enfin, grâce aux résultats de sa recherche, Fatou souhaiterait construire un argumentaire et réaliser un plaidoyer auprès du gouvernement du Sénégal afin que cette pratique soit intégrée dans la lutte contre les MGF au Sénégal.

Actuellement, la pratique des MGF est interdite au Sénégal (loi de 1999), et on dénombre 25,7% de femmes excisées en 2015[2]. Or, comme « l’enlèvement des sothieuntes » n’est actuellement pas pris en compte, la prévalence des MGF au Sénégal pourrait considérablement augmenter si cette pratique était reconnue comme une MGF.

Image 1 : Les 14 régions du Sénégal
(source : ONU, 2004)